« Une oeuvre qui touche le monde entier, une philosophie pratique de la vie » suggère Samuel Keller, directeur de la Fondation, en insistant sur l’événement, « la plus grande monographie présentée par Beyeler » avec 300 oeuvres (peintures, dessins, sculptures; installations; collages… ) exposées dans dix salles et une oeuvre immersive spectaculaire qui occupe tout le sous-sol du bâtiment de Renzo Piano.
L’oeuvre en question est celle de l’artiste japonaise Yayoi Kusama. « Sa vie est intriquée à sa pratique », résume Mouma Mekouar, l’une des commissaires de l’exposition suisse, à propos de l’oeuvre de Yayoi Kusama.
Par Dominique BANNWARTH

No.N2? 1961
Née en 1929 au Japon, Kusama est inspirée dès son enfance par la nature. Si elle étudie la peinture traditionnelle japonaise à Kyoto dès 1948, elle décide de prendre sa liberté et se lance dans la peinture à l’huile avec une première exposition personnelle en 1952.

Accumulations of the Corpses (Prisoner Surrounded by the Curtain of Depersonalization, 1950
Ses premières œuvres présentées chez Beyeler, révèlent cette étroite relation avec la nature, la flore, les formes organiques (Accumulation of The Corpses, 1950) le monde animal (singe, insectes, poissons).

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Apparaissent déjà les premiers « dots », ces points de couleur qui essaiment dans la toile, comme une promesse d’infini.
Dans son auto-portrait de 1950, s’affirme déjà sa fusion avec la matière de ses tableaux, comme faisant partie d’un tout physique et métaphysique.
En 1955, la jeune artiste décide d’écrire à la peintre américaine Georgia O’Keeffe avec laquelle elle correspond pendant plusieurs années.
Un premier tournant de son parcours intervient en 1957, lorsqu’elle décide de partir pour les Etats-Unis, d’abord à Seattle puis à New York.
Avant de quitter son pays, elle détruit bon nombre de ses oeuvres. Une manière de table rase avant d’entamer une nouvelle phase créatrice.
« Ma lutte constante avec l’art a commencé quand j’étais encore enfant, confie Yayoi Kusama (*), mais mon destin s’est décidé lorsque j’ai pris la décision de quitter le Japon pour partir aux États-Unis. J’avais vingt-sept ans lorsque je suis partie aux États-Unis. (…) J’ai grandi dans un environnement extrêmement conservateur, et mon rêve, ainsi que ma lutte, ont toujours été de m’en échapper le plus tôt possible. (…) Mais j’ai réussi, et j’en suis heureuse. Si j’étais restée au Japon, je n’aurais jamais grandi comme je l’ai fait, ni en tant qu’artiste ni en tant qu’être humain. L’Amérique est vraiment le pays qui m’a élevée, et je lui dois ce que je suis devenue. »

Accumulation of Globulars, 1962
Ses premières grandes toiles américaines s’inspirent de l’immensité de l’océan, « comme quelque chose d’infini », souligne Mouna Moukar. Ses Infinity Nets relèvent de la même volonté de figurer cet univers sans limites. « Des peintures qui constituent de vraies performances », commentera Donald Judd, tout comme sa série d’Accumulations.
Suivront, au début des années 60, ses « soft sculptures » conçues comme des agrégations ou des accumulations, utilisant des objets usuels, chaise, assiette, chaussures, mannequin, sac à main, couverts de formes phalliques blanches en tissu rembourré, mais également des vêtements recouverts de macaronis, dont certains portés par l’artiste.

Untitled (Dress), vers 1968
Dans ce désir de se confondre avec l’oeuvre, Kusama inaugure alors ses premières installations immersives (Infinity Mirror Room – Phall’s Field ,1965).
Kusama partage alors la vie artistique new-yorkaise, ouvrant une boutique pour commercialiser ses créations, hybridation entre l’art et la mode.
Elle crée aussi des happenings dans l’espace public, en résonance avec sa série Self obliteration . « Mon art psychosomatique consiste à créer un nouveau moi, explique-t-elle, à surmonter les choses que je déteste, que je trouve répugnantes ou qui me font peur, en les reproduisant encore et encore. C’est pourquoi j’ai incité les hommes et les femmes participant à mes happenings à se déshabiller et à se laisser peindre le corps nu. J’étais la créatrice et la chorégraphe, mais jamais une participante. C’était ma façon de m’exprimer. »

Self-Obliteration (Net Obsession Series), vers 1966

Self-Obliteration, 1967

Self-Portrait, 1972
De retour au Japon, Kusama réalise des toiles de plus grands formats, des autoportraits utilisant la technique du collage (Self portrait, 1972). « Je me suis mise à travailler d’arrache-pied dès mon retour à Tokyo, explique-t-elle, mais mon Tokyo était assez différent de celui que connaissent la plupart des gens. J’ai emménagé dans une salle commune à l’hôpital, où je suis restée depuis. En face de l’hôpital, j’ai construit un studio, et c’est là que je travaille chaque jour, faisant la navette entre les deux bâtiments.
Ses fleurs à la gouache, au pastel ou à l’encre puisent alors dans un nuancier plus sombre, hanté par sa santé mentale, ses hallucinations et sa dépression.
Son trait se fait plus graphique au début des années 80, avec l’apparition de ses Pumpkins, ses fameuses citrouilles qui ont fasciné son enfance.

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La dimension spirituelle et cosmique de son travail s’impose, tout comme son désir de créer des oeuvres immersives permettant de dépasser les limites de son expression: « Elle n’a de cesse, de réinventer son langage », suggère Mouna Mekouar.

Pumpkin, 2009
Son univers devient tridimensionnel avec ses PumpKinks (2009), spatial dans sa série de grandes peintures acryliques Eternal Soul (2009)), Every Day I Pray For Love (2022-2023) jusqu’à nous inviter à pénétrer physiquement dans son cosmos intime, comme si l’on pénétrait dans une forêt vierge ou on se laissait entrainer au fond de l’océan par les tentacules géantes d’une pieuvre, en découvrant, au sous-sol de la Fondation l’envahissante installation The Hope Of Polka Dots Buried in Infinity Will Eternally Cover The Universe (2019-2024).

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« Narcissus Garden, » installation présentée dans le bassin extérieur de la Fondation. Photo DB
Dans le bassin aux nymphéas de la Fondation, flottent les boules de verre de son installation Narcissus Garden de 1966, créée durant la Biennale de Venise, comme autant de miroirs où se perdre.
Enfin, pour parfaire ce voyage dans l’univers sensible et infini de Yayoi Kusama, il faut pénétrer dans le cube de son installation la plus récente (2025), intitulée Infinity Mirror Room – Illusion inside the Heart, au coeur du propos de cette grande artiste.

Infinity Mirror Room – Illusion inside the Heart, 2025
(*)Toutes les citations sont tirées de l’autobiographie de Kusama, Infinity Net, Tate 2011, publiée pour la première fois en japonais en 2002.
Exposition à la Fondation Beyeler de Riehen près de Bâle (Suisse) du 12 octobre 2025 au 25 janvier 2026